Créer le buzz sur les réseaux sociaux en parlant de …patrimoine centenaire. Voir sa publication qui défend le patrimoine faire le tour du monde.
Avouez, nous sommes nombreux dans la communication et la culture à en rêver.
Ce n’était pourtant pas du tout l’ambition de Delphine Butelet lorsqu’elle a publié une photo de son moulin préféré sur LinkedIn. Cette chargée de valorisation du patrimoine passionnée l’avoue : ce post, elle l’a publié spontanément, sans arrière-pensée.
Retour sur un buzz qui pose notamment la question des limites dans l’utilisation des ressorts de viralité des réseaux sociaux. Entre polémique et harcèlement, qui en sort gagnant ?
En quelques heures, la publication fait plusieurs centaines de milliers de vues. Au bout de quelques jours, 18 millions de personnes à travers le monde ont vu le moulin normand posté par Delphine. Parmi eux, plus de 660 000 ont laissé un commentaire.
La photo du Moulin d’Andé postée par Delphine Butelet sur son compte LinkedIn et vue 18 milllions de fois / photo : Delphine Butelet.
« Génial ! » me direz-vous.
En fait non, pas génial pour Delphine Butelet et sa santé mentale. Parmi les messages, de nombreux commentaires sont haineux. Sa messagerie déborde d’insultes. Des personnes retrouvent son mail professionnel et la menacent physiquement. En termes juridiques, cela s’appelle du harcèlement. Delphine le vit en toute logique assez mal. Ses proches la convainquent rapidement de désactiver les commentaires.
Une question particulièrement pertinente vous brûle les lèvres : quel post a ainsi pu à la fois créer un tel buzz et également déchaîner la colère et voire la haine de milliers de personnes ?
Si vous êtes un habitué de LinkedIn, vous connaissez assurément cette fonctionnalité qui permet d’aimer une publication en tapant deux fois dessus avec son doigt. Instagram utilise la même technique.
Depuis la mise en place de cette fonctionnalité, des publications à la recherche de l’engagement maximal usent, et abusent, de cette fonctionnalité. Sous réserve de double cliquer, elles promettent aux internautes de « voir sauter un lapin dans un cerceau » ou « recevoir un bon de réduction pour un iPhone ». Vous voyez sur votre fil qu’un contact a liké une publication. Vous allez jeter un œil, et c’est le début parfois d’une belle viralité. Parfois seulement, et heureusement, car beaucoup sont tellement ridicules que cela ne prend pas.
Revenons à Delphine.
Elle poste régulièrement sur LinkedIn du contenu de qualité sur son travail de chargée de valorisation du patrimoine pour la Communauté d’Agglomération Seine-Eure. Nous ne nous connaissons pas, mais nous sommes connectés sur LinkedIn et en bonne amoureuse du patrimoine, je prends plaisir à suivre ses aventures professionnelles.
Le 2 mars dernier, après avoir été amusée par une publication LinkedIn « cliquez deux fois, etc. » sur un sujet qui n’a rien à voir avec le patrimoine, Delphine décide de reprendre l’idée pour accompagner une photo d’un monument de l’agglomération Seine-Eure.
Delphine aime ce moulin du 15e siècle. Dans le cadre de son travail, elle accompagne ses propriétaires privés dans sa conservation et sa valorisation.
Elle poste la photo du moulin et invite les gens à cliquer deux fois pour voir apparaître le moulin restauré. Ce qui, SPOILER ALERT, ne fonctionne pas, car :
- Delphine n’est pas magicienne
- Ce moulin n’a pas été restauré. La propriétaire privée d’ailleurs ne le souhaite pas afin de préserver l’authenticité du lieu.
Le post tel qu’il apparaît dans le fil d’actualité.
Après cet appel au double clic, Delphine dévoile directement l’astuce dans la suite de son post. Elle avoue humblement et avec la bonne humeur qui caractérise ses publications être déjà tombée dans le panneau du double clic et s’en amuse.
La suite du post 1re partie.
Elle contextualise ensuite le moulin, explique son engagement professionnel dans sa mise en valeur et évoque son affection particulière pour ce lieu hors du temps. Bref, elle apporte du contenu, ce qu’on appelle en communication et en marketing, de la valeur ajoutée.
La suite du post 2e partie.
Cela n’a pas empêché les insultes et les reproches de pleuvoir.
Que lui reprochent les commentateurs et les harceleurs ?
Interrogée, Delphine m’indique que les reproches – dont certains émanent de professionnels de la communication et des réseaux sociaux – sont de deux natures :
- LinkedIn est un réseau social professionnel qui n’aurait pas vocation à divertir et ce type de stratagème (l’appel au double-clic) n’aurait rien à faire sur LinkedIn.
- Cette technique de l’appel au double clic pour générer un buzz repose sur une tromperie. En gros, on lui reproche de prendre des gens pour des jambons dans l’objectif de récolter des likes et de gonfler sa notoriété.
Exemple d’insultes publiées suite au poste de Delphine Butelet.
Je ne m’attarderai pas sur le fait qu’absolument rien ne justifie la campagne de harcèlements que Delphine Butelet a subie. Rien d’ailleurs ne justifie jamais le harcèlement, sauf peut-être quand votre box internet ne fonctionne pas pendant des semaines, et que votre opérateur ne vous répond pas….mais je m’égare. Mais non, jamais rien ne justifie la violence.
Ce qui est intéressant par contre ce sont les sujets soulevés par les haters.
LinkedIn serait un réseau professionnel incompatible avec le divertissement ?
Pourquoi pas.
Mais qu’est-ce qui vous invite à liker ou réagir à un post, sur n’importe quel réseau social que ce soit ?
L’émotion. Les sentiments
La joie, le rire, la colère, la tristesse, la curiosité provoqués par la publication.
Ce sont les meilleurs vecteurs d’engagement, parce qu’ils font appel à notre empathie.
Bien sûr, on peut communiquer de façon très neutre et informative sur LinkedIn. Mais vous conviendrez qu’une publication neutre et informative vous donnera beaucoup moins envie d’en savoir plus ou de réagir qu’une publication empreinte d’émotion et humanisée.
Oui nous sommes des professionnels sur LinkedIn, nous publions en notre nom ou pour le compte de notre entreprise, mais nous sommes des humains. LinkedIn est un réseau social et l’émotion est le premier vecteur de relation sociale. Donc oui à l’émotion, oui au divertissement sur LinkedIn, surtout et avant tout quand, comme dans la publication de Delphine, il y a un lien fort avec son activité professionnelle et une proposition de contenu intéressant derrière.
Cela nous amène au 2nd argument : celui qui dénonce et déplore l’utilisation d’un stratagème « piège à clics », autrement connu sous le nom de stratagème « putaclic ».
Un titre ou un contenu « putaclic » est destiné à engager ou convertir le maximum de visiteurs à l’aide de termes ou de techniques racoleuses. Vous tombez sans doute tous les jours sur le web sur des titres qui appellent directement votre cerveau primaire à réagir : « Écrivez pour le web en deux fois moins de temps sans diminuer le nombre de mots ! », « perdez 10 kg avec cette méthode étonnante ».
La contre argumentation est simple pour Delphine Butelet : elle travaille pour la fonction publique, n’a aucun intérêt financier lié au moulin et aucune volonté de gonfler son ego avec un taux d’engagement extraordinaire.
Je souhaite tout de même nuancer.
J’ai étudié le copywriting. Je connais et peux utiliser des techniques d’écriture persuasive. Cependant, je considère que l’utilisation de ces méthodes ne doit jamais servir de poudre aux yeux pour masquer la pauvreté d’un contenu. Au contraire, il est primordiale qu’elles soient la promesse d’un contenu de qualité. Dans cette économie de l’attention devenue centrale sur le net, je considère comme un devoir éthique et moral de remercier le lecteur de son attention en lui offrant à lire ou voir un contenu qui l’élève plutôt qui l’abaisse.
Quant à l’aspect tromperie du « clic deux fois tu verras des éléphants roses », comme le résume très bien cet article du blog du modérateur : « c’est surtout regrettable quand la ficelle est grosse. On pourra ainsi pointer du doigt ceux qui double-cliquent pour faire sauter les dauphins ».
Cette histoire a tout de même une fin heureuse, c’est d’ailleurs là tout l’enjeu du sujet.
À côté du tombereau d’insultes que Delphine Butelet a reçu, le moulin a plu à beaucoup de monde.
Le moulin d’Andé accueille un centre artistique et culturel qui organise des résidences d’artistes, des spectacles et des concerts, propose des locations d’espaces pour des séminaires ou des cours et offre même la possibilité aux touristes de loger dans une de ses 15 chambres.
Le cadre enchanteur du moulin d’Andé qui accueille manifestations culturelles, séminaires d’entreprises, mariages et vacanciers / photo : moulin d’Andé.
Suite à sa publication, Delphine Butelet a reçu des demandes du monde entier de personnes tombées sous le charme du lieu qui souhaitent y loger ou participer à ses activités. En marketing, on pourrait dire que la publication a converti, et même grandement.
Il aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce cas d’école de communication. Si cette publication avait émané d’une institution culturelle, qu’en auriez-vous pensé ? Dans le secteur culturel et artistique, la fin (le développement de l’audience, des publics) justifie-t-elle les moyens (le recours à des leviers de conversion discutables) ?
Rappelons que Delphine Butelet écrit sur LinkedIn en son nom, et non pour l’agglomération qui l’emploie. Elle bénéficie cependant de tout le soutien de sa direction qui a d’ailleurs liké son post.
Je serai ravie de discuter de ce sujet avec vous. Pour cela, vous pouvez m’envoyer un message grâce au formulaire de contact ou vous rendre sous cette publication LinkedIn.
Je remercie grandement Delphine Butelet d’avoir répondu à mes questions.
Liens :
Pour voir la publication LinkedIn de Delphine Butelet sur le moulin d’Andé.
Pour en savoir plus sur le moulin d’Andé.